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Parent F, Jouquan J. Comment Žlaborer et analyser un rŽfŽrentiel de compŽtences en santŽ. Une clarification conceptuelle et mŽthodologique de lĠapproche par compŽtences, Bruxelles 2015 : De Boeck

 

EncadrŽ 3 – page 36

 

 

 

 

Trois Žclairages contrastŽs pour penser le rapport au travail

 

 

1.  Une perspective poŽtique : Rainer Maria Rilke

 

La motivation au travail est aujourdĠhui envisagŽe comme une obligation pour les individus, sommŽs dĠentretenir et de faire fructifier leurs capacitŽs de travailleurs performants comme un capital. Dans une telle perspective, les entreprises proposent ˆ leurs employŽs des stratŽgies de coaching, et des ouvrages spŽcialisŽs centrŽs sur le dŽveloppement personnel au travail envahissent les librairies.

 

Rainer Maria Rilke nous invite pourtant ˆ nous questionner sur ce qui fait la passion du travail: une forme de cohŽrence entre nos fins et nos capacitŽs en situation, un lien avec notre personnalitŽ profonde, notre tempŽrament. CĠest notamment auprs de Rodin, dont il est longtemps le secrŽtaire, quĠil apprend le sens du travail.

 

Ç Ce nĠest pas seulement pour faire une Žtude que je suis venu chez vous, cĠŽtait pour vous demander : comment faut-il vivre ? Et vous mĠavez rŽpondu : en travaillant. Et je le comprends bien. Je sens que travailler, cĠest vivre sans mourir È (Lettre ˆ Rodin du 11 septembre 1902, citŽ in Desgraupes, P. (1970). R.-M. Rilke. Paris : Seghers).

 

Ç ÒAvez-vous bien travaillŽ ?Ó, telle est la question par laquelle [Rodin] salue tous ceux qui lĠaiment ; car si lĠon peut rŽpondre oui ˆ cette question, il nĠy en a point dĠautres ˆ poser et lĠon peut tre rassurŽ : quiconque travaille est heureux.

 

[...] Peut-tre, si cela avait ŽtŽ possible, ežt-il voulu demander ˆ cet homme lorsquĠil fut seul avec lui :

  Comment a ŽtŽ votre vie ?

  Et Rodin ežt rŽpondu :

  Bien.

  Avez-­vous eu des ennemis ?

  Ils nĠont pas pu mĠempcher de travailler.

  Et la gloire ?

  MĠa obligŽ ˆ travailler.

  Et les amis ?

  Ont exigŽ du travail de moi.

  Et les femmes ?

  Le travail mĠa appris ˆ les aimer.

  Mais vous avez ŽtŽ jeune ?

  Oui, et alors jĠŽtais nĠimporte qui. On ne comprend rien lorsquĠon est jeune; cela ne vient que tard, lentement È (Auguste Rodin, II, Îuvre I. Prose. ƒdition Žtablie par P. de Man. Paris : Seuil, 1966, pp. 444‐445).

 

Ç Je lĠai compris pour la premire fois ˆ lĠƒcole militaire ; plus tard sous lĠuniforme du fantassin. Et de nouveau ˆ prŽsent : quĠˆ chaque crŽature nĠŽchoit jamais, en quelque sorte, que la charge qui est ˆ lĠŽchelle de ses forces, quand bien mme elle les dŽpasserait souvent beaucoup. Mais nous qui tenons lĠinsaisissable point dĠintersection de tant de mondes diffŽrents et contradictoires, il peut nous arriver dĠtre surpris soudain par une charge sans aucun rapport avec notre capacitŽ et notre usage : une charge Žtrangre. (Quand imposerait-on au cygne lĠune des Žpreuves du lion ? Comment un fragment de destin de poisson se glisserait-il dans la contenance de la chauve-souris, ou la peur dĠun cheval dans la digestion du serpent ?) De ce fait, je crois, mme enfant, nĠavoir jamais demandŽ autre chose que ma charge, celle qui me revenait et non, par mŽgarde, celle du menuisier, du cocher de fiacre ou du soldat, car cĠest dans ma plus lourde charge que je veux me reconna”tre.

 

Il a fallu ce dŽsordre au sein du monde humain sans limites et si curieux de mille choses qui a fait que tout peut arriver ˆ chacun, pour que notre fin fžt discrŽditŽe. Comme elle est familire, quand on la rencontre dans son monde propre, dans le fruit passionnŽ de notre capacitŽ ! È (Rilke, RM. Le Testament. ƒdition Žtablie par E. Zinnn. Paris : Seuil, coll. Ç Points È, 1998, p. 36).

 

ƒlaborer un rŽfŽrentiel de compŽtences nŽcessite que ces diffŽrentes fins soient pensŽes, explicitŽes, afin que chacun puisse Žlaborer des choix rŽflexifs informŽs. La question reste cependant posŽe de savoir si les contextes sociŽtaux actuels peuvent toujours tre respectueux de ces fins. Les potentialitŽs du levier Žducatif et les contingences sociŽtales peuvent ainsi souvent se retrouver en tension.

 

 

2.  Un Žclairage en sociologie clinique : Vincent de Gaulejac

 

Vincent de Gaulejac, sociologue clinicien, aborde lĠambigu•tŽ du travail en mettant en tension, dĠune part, lĠimportance de notre identitŽ au travail, ce quĠun rŽfŽrentiel de compŽtences peut renforcer, et dĠautre part, la nŽcessitŽ dĠune adaptation permanente ˆ des fonctions diffŽrentes qui peuvent tre source de souffrance au travail. Un rŽfŽrentiel de compŽtences peut renforcer la capacitŽ dĠadaptation de lĠindividu sans se soucier de telles consŽquences ou, au contraire, faire le choix de dŽvelopper la capacitŽ de lĠindividu ˆ analyser de faon critique les injonctions dĠadaptabilitŽ et de flexibilitŽ qui lui sont faites.

 

Ç Le travail a donc deux visages, dĠun c™tŽ la servitude et la souffrance, de lĠautre la libŽration et la rŽussite. Cette dualitŽ contradictoire est lĠexpression de la multi dimensionnalitŽ du travail :

  il reprŽsente une activitŽ, qui nŽcessite un certain savoir-faire ˆ travers lequel sĠaccomplit une t‰che plus ou moins valorisante et se fabrique une Ïuvre plus ou moins durable ;

  il apporte des avantages en nature et financiers, qui offrent des moyens de subsistance et qui mesurent la valeur du travail effectuŽ en termes dĠavoir. Ce que lĠon reoit, en particulier en termes de rŽmunŽration, est une composante essentielle du travail. Ces rŽtributions peuvent tre Žgalement symboliques, ce qui ne veut pas dire sans valeur ;

       enfin, le travail confre une identitŽ. Il est au fondement de lĠexistence sociale, en termes dĠinsertion comme dĠintŽgration. Il spŽcifie lĠtre social de chaque individu au regard de sa place dans la sociŽtŽ. Il est un facteur de dŽveloppement personnel et de construction de soi, donc un ŽlŽment essentiel de lĠtre de lĠhomme.

 

Le travail est une notion complexe et polysŽmique qui recouvre des ŽlŽments de nature diffŽrente, intriquŽs dans un ensemble. Il Žvoque une activitŽ Žconomique, il est un aspect nodal de lĠexistence sociale, mais aussi un Žtayage de la construction de soi. LĠanalyse du travail conduit ˆ mettre en rapport ces ŽlŽments hŽtŽrognes et rŽvle des transformations qui prŽfigurent un nouveau monde, que nous avons proposŽ dĠidentifier comme hypermoderne.

 

Le travail a donc des visages opposŽs. DĠun c™tŽ, il est un ŽlŽment de la construction de soi comme sujet, il apporte du plaisir, du sens, des ŽlŽments objectifs de bien-tre ; de lĠautre, il peut tre le lieu de lĠaliŽnation, de lĠoppression, il gŽnre de la souffrance, de lĠincohŽrence, des ŽlŽments subjectifs de mal-tre. Alors que, globalement, les conditions de travail se sont amŽliorŽes et que le temps de travail a diminuŽ, les indicateurs de santŽ se dŽgradent et les sympt™mes dĠun malaise sĠaccentuent. Si les contradictions entre Žmancipation et aliŽnation sur le plan social, entre plaisir et souffrance sur le plan existentiel, ne sont pas nouvelles, cĠest leur intensitŽ, leur intrication et leur exacerbation qui sont devenues aujourdĠhui un phŽnomne social È (Vincent de Gaulejac (2011). Travail. Les raisons de la colre. Paris : Seuil).

 

 

3.  Un regard en psychodynamique du travail : Christophe Dejours

 

Christophe Dejours, psychologue du travail, met en exergue le dŽcalage entre le prescrit et la rŽalitŽ concrte de la situation de travail. Selon ses prŽmisses ŽpistŽmologiques, lĠŽlaboration dĠun rŽfŽrentiel de compŽtences peut – ou non – participer ˆ cette visibilitŽ de lĠactivitŽ professionnelle, en fonction de la reconnaissance quĠelle lui accorde. Dans une perspective bureaucratique et technocratique, seule la t‰che prescrite est dŽcrite, participant ˆ une forme de fŽtichisme relatif par rapport au produit ou au service attendu. Dans une perspective de reconnaissance de lĠactivitŽ rŽelle, un travail de didactique professionnelle devrait permettre de mettre ˆ jour la complexitŽ de lĠagir professionnel en situation.

 

Ç Pour nous, ˆ partir du regard clinique, le travail cĠest ce quĠimplique, du point de vue humain, le fait de travailler : des gestes, des savoir-faire, un engagement du corps, la mobilisation de lĠintelligence, la capacitŽ de rŽflŽchir, dĠinterprŽter et de rŽagir ˆ des situations, cĠest le pouvoir de sentir, de penser et dĠinventer, etc. En dĠautres termes, pour le clinicien, le travail ce nĠest pas en premire instance le rapport salarial ou lĠemploi, cĠest le ÒtravaillerÓ, cĠest-ˆ-dire un certain mode dĠengagement de la personnalitŽ pour faire face ˆ une t‰che encadrŽe par des contraintes (matŽrielles et sociales). Ce qui, pour le clinicien encore, appara”t comme la caractŽristique majeure du ÒtravaillerÓ cĠest que, mme si le travail est bien conu, mme si lĠorganisation du travail est rigoureuse, mme si les consignes et les procŽdures sont claires, il est impossible dĠatteindre la qualitŽ si lĠon respecte scrupuleusement les prescriptions. En effet, les situations de travail ordinaires sont grevŽes dĠŽvŽnements inattendus, de pannes, dĠincidents, dĠanomalies de fonctionnement, dĠincohŽrence organisationnelle, dĠimprŽvus, provenant aussi bien de la matire, des outils et des machines, que des autres travailleurs, des collgues, des chefs, des subordonnŽs, de lĠŽquipe, de la hiŽrarchie, des clients. Il faut le reconna”tre, il nĠexiste pas de travail dĠexŽcution. [...]

 

La difficultŽ, on peut le montrer facilement, sĠaggrave encore lorsque les activitŽs de travail Žvoluent vers les t‰ches immatŽrielles, cĠest-ˆ-dire lorsquĠil nĠy a plus de production dĠobjet matŽriel, comme des voitures ou des machines ˆ laver : en particulier dans les activitŽs dites de service, o la partie la plus importante du travail effectif est invisible È (Dejours, C. (2001). SubjectivitŽ, travail et action. La PensŽe, nĦ 328, pp. 7‐19).

 

Les activitŽs professionnelles en santŽ sont paradigmatiques de cette dernire situation.

 

 

 

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