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Parent F, Jouquan J. Comment Žlaborer et analyser un rŽfŽrentiel de compŽtences en santŽ. Une clarification conceptuelle et mŽthodologique de lĠapproche par compŽtences, Bruxelles 2015 : De Boeck

 

EncadrŽ 17 – page 189

 

 

 

 

LĠambigu•tŽ, les impasses et le discutable mŽrite

du concept de compŽtence transversale

 

 

En mme temps que se construisait graduellement le cadre conceptuel de lĠapproche pŽdagogique par compŽtences, la notion de compŽtence transversale, qui serait ˆ distinguer de celle de compŽtence spŽcifique ou de compŽtence technique, a connu trs t™t une singulire fortune.

 

En premire analyse et au regard dĠune sorte de sens commun, la distinction semble aller de soi.

Il sĠagit de dŽsigner, dans le champ des compŽtences, cet outillage qui ne serait liŽ, en propre, ˆ aucun champ disciplinaire ou professionnel spŽcifique. Ë vrai dire, une telle conception se rŽvle dĠemblŽe trs ambigu‘ et lĠon peroit en effet difficilement quelle pourrait bien tre la nature de telles compŽtences, ˆ ce point orphelines de tout champ disciplinaire ou professionnel, sauf ˆ sĠadosser sur une dŽfinition rŽductrice et limitative de ces disciplines et de ces professions.

 

En seconde analyse, il faut donc comprendre que lĠon se rŽfre habituellement ˆ un savoir-agir Ç gŽnŽral È ou Ç gŽnŽrique È, dĠordre mŽthodologique, social ou personnel (communiquer efficacement, exploiter les technologies de lĠinformation, coopŽrer, etc.), qui serait nŽcessaire pour lĠexercice des compŽtences spŽcifiques ou techniques, bien que dŽveloppŽ hors des champs originaires de celles-ci, et que cĠest ˆ ce titre quĠil serait transversal. En formation professionnelle, les compŽtences transversales dŽsignent ainsi souvent la capacitŽ ˆ travailler en Žquipe, ˆ dŽvelopper une pensŽe critique, ˆ rŽsoudre des problmes, ˆ prendre des initiatives, ˆ gŽrer son stress, etc.

 

 

Les compŽtences Ç transversales È du point de vue pŽdagogique

 

En formation professionnelle dans le champ de la santŽ, lĠusage qui est fait du concept de compŽtence transversale nĠest pas non plus univoque. Ë un premier niveau, il est employŽ dans le sens gŽnŽral prŽcisŽ prŽcŽdemment, pour distinguer les compŽtences concernŽes (communication, gestion, collaboration, etc.) des compŽtences spŽcifiques ou techniques de chaque profession, centrŽes quant ˆ elles autour de lĠexpertise bioclinique, par exemple et respectivement, des infirmires, des sages-femmes ou des mŽdecins. Il sĠagit de compŽtences dont le champ dĠapplication dŽpasse les frontires des savoirs disciplinaires biomŽdicaux, tout en y Žtant dŽployŽes.

 

Certains milieux tels que celui de lĠanesthŽsie-­rŽanimation ou de la mŽdecine dĠurgence, assimilant par ailleurs imprudemment les notions de compŽtence (competency) et dĠÇhabiletŽÈ (skill), font dŽsormais rŽfŽrence aux compŽtences transversales pour dŽsigner les compŽtences non techniques (non-technical skills ou cognitive/behavioral skills). CĠest notamment le cas depuis quĠil a ŽtŽ Žtabli quĠune majoritŽ des accidents dĠanesthŽsie-rŽanimation nĠŽtaient pas dus ˆ erreurs Ç techniques È mais ˆ des Ç dŽfaillances humaines È, en lien avec des dŽficits de communication et de collaboration au sein des Žquipes de professionnels concernŽs. Une telle conception a ŽtŽ reprise dans le cadredes dispositifs de formation recourant ˆ la simulation, les compŽtences transversales en question Žtant regroupŽes sous le concept de Ç crisis ressource management -CRM È, transposŽ lui-mme du concept de Ç cockpit -ou crew- ressource management È, dŽveloppŽ initialement en aŽronautique.

 

La notion de compŽtence transversale a aussi ŽtŽ reprise par certains rŽfŽrentiels de compŽtences pour dŽsigner ce qui relve davantage dĠun r™le professionnel, cĠest-ˆ-dire dĠun champ de pratiques attendues dĠun professionnel dans lĠexercice dĠune fonction, en tant quĠacteur social. CĠest notamment le cas du cadre de rŽfŽrence CanMEDS, qui a ŽtŽ ŽlaborŽ explicitement pour Ç cerner les compŽtences gŽnŽriques de base de tous les spŽcialistes pour rŽpondre aux besoins de la sociŽtŽ È. Il sĠagissait ainsi dĠindiquer que les compŽtences dĠun mŽdecin comportaient dĠune part lĠexpertise mŽdicale bioclinique, propre ˆ chaque discipline dĠexercice spŽcialisŽe, et dĠautre part, des compŽtences leur permettant dĠexercer des r™les en lien avec une expertise non mŽdicale (non-medical expert roles), cinq Ç r™les-compŽtences È transversaux ayant ŽtŽ identifiŽs (professionnel, communicateur, Žrudit, collaborateur, gestionnaire et promoteur de la santŽ).

 

En France, reprenant en partie cette logique, le Collge national des gŽnŽralistes enseignants a explicitŽ six Ç compŽtences gŽnŽriques transversales È pour dŽcrire des t‰ches et des fonctions du mŽdecin gŽnŽraliste (approche globale, prise en compte de la complexitŽ ; relation, communication, approche centrŽe sur le patient ; Žducation, prŽvention ; continuitŽ, coordination, suivi ; premier recours, urgences ; professionnalisme).

 

Outre les difficultŽs liŽes ˆ une terminologie instable (compŽtence transversale, compŽtence gŽnŽrale, compŽtence gŽnŽrique), la notion de compŽtence transversale soulve dĠabord des problmes spŽcifiquement pŽdagogiques. Ces difficultŽs, comme le rappelle Tardif, sont liŽes ˆ la croyance rŽpandue que, faisant fi de la dimension fortement contextualisŽe de la mise en Ïuvre dĠune compŽtence, Ç lĠon pourrait dŽvelopper chez lĠŽtudiant une base qui serait ˆ ce point gŽnŽrale quĠil pourrait transfŽrer de tels apprentissages dans divers contextes ou diverses situations È. Une conception inappropriŽe serait alors de considŽrer que des compŽtences transversales, comme celles reliŽes par exemple ˆ la communication et ˆ la collaboration, pourraient se construire indŽpendamment des contextes et des contenus spŽcifiques dĠun champ disciplinaire et professionnel, et que de telles compŽtences dŽveloppŽes de faon gŽnŽrique – cĠest-ˆ-dire dŽcontextualisŽe –, pourraient tre mobilisŽes ultŽrieurement dans de multiples nouveaux contextes. Les travaux de recherche indiquent au contraire que des compŽtences transversales, qui seraient en lĠoccurrence des capacitŽs transfŽrables, ne peuvent tre construites, gr‰ce ˆ des interventions pŽdagogiques appropriŽes, quĠaprs une exposition itŽrative ˆ une variŽtŽ de situations particulires.

 

 

Les compŽtences Ç transversales È du point de vue professionnel

 

Sur un plan professionnel, le souci de demeurer critique ˆ lĠŽgard de potentielles dŽrives dĠun usage exclusivement managŽrial du concept de compŽtence conduit ˆ examiner deux autres Žcueils liŽs ˆ la notion de compŽtence transversale.

 

Le premier concerne sa frŽquente instrumentalisation, par exemple par les directeurs des ressources humaines dans une institution ou, plus gŽnŽralement, par les dŽcideurs Žconomiques au niveau mondial, pour promouvoir la notion de polyvalence et justifier ainsi une mobilitŽ dĠun poste de travail ˆ un autre, en rŽponse ˆ des exigences de flexibilitŽ organisationnelle. Dans un centre hospitalier, par exemple, une infirmire affectŽe depuis plusieurs annŽes en service de soins intensifs neuro-chirurgicaux et ayant dŽveloppŽ dans ce champ une expertise professionnelle, fondŽe notamment sur la ma”trise de savoirs et de ressources spŽcifiques, peut ainsi tre dŽplacŽe dĠun jour ˆ lĠautre en service de soins intensifs de chirurgie cardiaque, au motif quĠelle pourrait et devrait sĠy adapter ex abrupto, gr‰ce ˆ la mise en Ïuvre de compŽtences transversales. Il en va ainsi dĠun dŽni de reconnaissance de la personne en tant que professionnel, ˆ travers la spŽcificitŽ des t‰ches et des activitŽs quĠelle assume dans un contexte donnŽ, en complŽmentaritŽ avec celles assumŽes par ses partenaires de travail.

 

Le second concerne lĠassimilation frŽquente, dans le milieu des organisations professionnelles, de la notion de compŽtence transversale ˆ celle de compŽtence managŽriale. En contexte de formation professionnelle continue, il est ainsi frŽquent dĠobserver, au nom dĠun pragmatisme opŽrationnel et utilitariste, une dichotomie rŽductrice entre de telles compŽtencesÇ transversales-managŽriales È (gŽrer une Žquipe, superviser, collaborer, assurer un leadership) et les compŽtences Ç techniques-spŽcifiques È. Un tel point de vue entretient implicitement, paradoxalement, une non-reconnaissance de la lŽgitimitŽ des fonctions de gestion en santŽ ˆ sĠappuyer, elles aussi, sur des compŽtences spŽcifiques propres. LorsquĠen outre, il considre ces compŽtences Ç transversales-managŽriales È comme des attributs rŽservŽs ˆ des professionnels en situation dĠautoritŽ hiŽrarchique ˆ lĠŽgard dĠŽquipes ou dĠautres professionnels, ce point de vue rŽduit tant les compŽtences Ç transversales-managŽriales È que les compŽtences Ç techniques-spŽcifiques È, constitutives les unes et les autres du cÏur des mŽtiers, ˆ des capacitŽs purement opŽratoires, peu propices ˆ la prise en charge de la complexitŽ si elles ne sont pas articulŽes mutuellement. Un exemple –qui sĠavre en lĠoccurrence tre un contre-exemple dĠun usage intŽgrateur et Žmancipateur du concept de compŽtence- est prŽsentŽ en page 185.

 

 

La prise en compte de la transversalitŽ dans lĠapproche par compŽtences intŽgrŽe

 

Ë ces multiples Žgards, le modle de lĠAPCi offre ainsi une alternative aux impasses de la notion de compŽtences transversales, comprises comme pouvant sĠappliquer sans conditions particulires ˆ un grand nombre de profils ou de situations professionnels, indŽpendamment des savoirs singuliers et des familles de situations particulires, qui font la spŽcificitŽ des mŽtiers. Gr‰ce ˆ sa dimension combinatoire dĠune approche situŽe et dĠune approche analytique de la notion de compŽtence, il rend en effet envisageable de faire rŽfŽrence ˆ des capacitŽs ou macro-capacitŽs transversales mais non ˆ des Ç compŽtences transversales È. Il ne sĠagit pas lˆ dĠune simple pirouette sŽmantique et dĠun artificiel dŽplacement du concept de transversalitŽ en tant quĠattribut vers les capacitŽs ou les macro-capacitŽs. Le qualificatif Ç transversal È fait en lĠoccurrence expressŽment rŽfŽrence ˆ lĠŽnoncŽ dŽcontextualisŽ des capacitŽs ou macro-capacitŽs. Ds lors, en effet, que la mise en Ïuvre de ces dernires, dans le cadre de lĠAPCi, est nŽcessairement contextualisŽe aux familles de situations, il nĠy a plus lieu de distinguer des compŽtences spŽcifiques et des compŽtences transversales. Il est clair que les unes et les autres devront tre construites, rodŽes puis mobilisŽes en lien avec des familles de situations professionnelles, et quĠil y aura lieu de travailler, par des interventions pŽdagogiques appropriŽes, sur leur transfŽrabilitŽ.

 

Un exemple peut tre pris en se rŽfŽrant au r™le de Ç communicateur È, prŽsentŽ dans le cadre de rŽfŽrence CanMEDS comme une compŽtence gŽnŽrique ou transversale. Dans le cadre de lĠAPCi, il sĠagirait plus volontiers dĠune macro-capacitŽ. Celle-ci pourrait avoir vocation ˆ tre mise en Ïuvre dans diffŽrentes situations professionnelles. Ainsi, annoncer ˆ une famille le dŽcs soudain et inattendu dĠun proche, venant dĠtre admis dans un service hospitalier de mŽdecine interne pour des sympt™mes apparemment anodins dŽfinit une situation professionnelle de mobilisation de la capacitŽ ; une situation diffŽrente serait, par exemple, dĠinformer les membres dĠune Žquipe de recherche quĠun projet de grande envergure, pour lequel elle sĠest fortement impliquŽe depuis de nombreuses annŽes, doit subitement tre annulŽ en raison de coupures budgŽtaires imposŽes par lĠorganisme financeur. Dans les deux cas, la macro-capacitŽ en question est bien Ç communiquer È et la capacitŽ en question Ç annoncer une mauvaise nouvelle È et, dans les deux cas, une forme de processus de deuil va devoir tre anticipŽe. Pour autant, les enjeux, lĠobjet et le contexte sont ˆ ces points radicalement diffŽrents que la capacitŽ dĠun professionnel ˆ gŽrer adŽquatement lĠune des situations nĠoffre a priori aucune garantie quĠil soit capable de faire face adŽquatement ˆ lĠautre. CĠest souligner ˆ nouveau que Ç les particularitŽs de chaque contexte, de chaque situation, sont ˆ ce point contraignantes quĠelles imposent leur prise en compte autant dans les situations dĠapprentissage que dans les situations Žvaluatives È et que les compŽtences sous-jacentes sont fortement liŽes ˆ des savoirs et ˆ des ressources spŽcifiques. Il est dĠailleurs assez singulier de faire le constat que, dans le cadre du rŽfŽrentiel CanMEDS, les compŽtences transversales ont ŽtŽ ultŽrieurement renommŽes sous le vocable de r™les intrinsques (intrinsic roles), comme si lĠon avait peru quĠil fallait rŽhabiliter la dimension spŽcifique des compŽtences transversales, en redŽcouvrant leur vocation ˆ tre mises en Ïuvre de manire Žminemment contextualisŽe.

 

 

Le discutable mŽrite du concept de compŽtence Ç transversale È

 

Ainsi, le concept de compŽtence transversale se rŽvle-t‐il tre un construit assez peu robuste aux plans didactique et pŽdagogique. Ë cet Žgard, il risque en outre dĠentretenir de multiples confusions dommageables, relativement aux conditions ˆ mettre en Ïuvre pour apprŽhender la problŽmatique du transfert des apprentissages constitutifs des compŽtences concernŽes. Il nĠest pas non plus dŽnuŽ dĠambigu•tŽs ou dĠŽcueils lorsquĠil est transposŽ dans le champ des pratiques professionnelles. Sur ce plan, il semble nŽcessaire de rester attentif aux prudences auxquelles nous invitent notamment les sociologues cliniciens et les sociologues du travail.

 

Il faut donc chercher ailleurs les mŽrites du concept de compŽtence transversale, si lĠon admet quĠil en est malgrŽ tout porteur. LĠun dĠentre eux pourrait tre la nŽcessitŽ dĠune large ouverture aux savoirs, ˆ laquelle il convient de rŽflŽchir en formation professionnalisante, notamment dans le champ de la santŽ. Il faut en effet prendre conscience ˆ quel point, dŽsormais, les champs de la psychologie, de la sociologie, de lĠanthropologie, de lĠŽducation ou de la philosophie devraient tre reconnus comme nŽcessaires pour aider les mŽdecins et les autres professionnels de la santŽ ˆ redŽfinir et approfondir les bases ŽpistŽmologiques de la mŽdecine en tant que pratique soignante. Sans Žpuiser les exemples qui pourraient tre dŽveloppŽs, on peut simplement Žvoquer quĠune conception strictement cognitive des processus de dŽlibŽration et de dŽcision nĠest aujourdĠhui plus tenable. La psychologie des Žmotions nous indique combien est nŽcessaire une articulation cognition-Žmotion. Les anthropologues nous invitent pour leur part, entre autres, ˆ accorder la plus grande attention aux savoirs profanes des patients mais aussi des professionnels. Enfin, les philosophes sont dĠun incontournable apport pour nous aider ˆ prendre soin de la personne vulnŽrable sans prŽjudice pour son autonomie.

 

En conclusion, il convient assurŽment de ne pas occulter les rŽserves thŽoriques et opŽrationnelles que soulve le concept de compŽtence transversale. Pour autant, sous rŽserve dĠavoir expressŽment conscience de la dimension trs largement mŽtaphorique ˆ lĠorigine de son ensorcelante sŽduction, on pourrait porter ˆ son crŽdit dĠavoir suscitŽ un salutaire questionnement ŽpistŽmologique en formation professionnelle. Ne serait-il ainsi que le Cheval de Troie de lĠouverture des Žtudes mŽdicales aux sciences humaines et sociales, quĠil faudrait lui reconna”tre ce paradoxal mais incontestable mŽrite. Encore faudrait-il alors que les nouveaux objets dĠenseignement et dĠapprentissage ainsi dŽsignŽs fassent lĠobjet dĠun traitement didactique et pŽdagogique adŽquat, notamment au regard des conditions ˆ satisfaire pour rŽpondre ˆ la problŽmatique du transfert des apprentissages.

 

 

 

 

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