<< Retour

Parent F, Jouquan J. Comment Žlaborer et analyser un rŽfŽrentiel de compŽtences en santŽ. Une clarification conceptuelle et mŽthodologique de lĠapproche par compŽtences, Bruxelles 2015 : De Boeck

 

EncadrŽ 16 – page 168

 

 

 

 

Des nouveaux domaines taxonomiques ˆ dŽfricher dans le cadre de lĠapproche par compŽtences : une rŽflexion autour du domaine imaginatif

 

 

La part dĠimaginaire de lĠtre humain est sans doute trop occultŽe ou, du moins, pas valorisŽe comme un objectif dĠapprentissage et de dŽveloppement dans les programmes de formation, alors mme que lĠensemble de nos sociŽtŽs et de nos rapports humains sont fondŽs sur de telles capacitŽs individuelles et collectives, souvent inconscientes. Par exemple, toutes les religions sĠinscrivent dans un rŽseau dĠimages symboliques, organisŽ en mythes et en rites. Selon Edgar Morin, Ç lĠimaginaire ne peut se dissocier de la Ònature humaineÓ – de lĠhomme matŽriel. Il en est partie intŽgrante et vitale. Il contribue ˆ sa formation pratique. Il constitue un vŽritable Žchafaudage de projections-identifications, ˆ partir duquel, en mme temps quĠil se masque, lĠhomme se conna”t et se construit. LĠhomme nĠexiste pas totalement, mais cette demi-existence est son existence. LĠhomme imaginaire et lĠhomme pratique (homo faber), sont les deux faces dĠun mme Ґtre de besoinÓ selon lĠexpression de Dionys Mascolo. È Les neurosciences insistent par ailleurs dŽsormais beaucoup sur le r™le de lĠimaginaire dans lĠapprentissage, en suggŽrant que lĠimagination est un processus de fabrication dĠimages en liaison avec un objet de pensŽe.

 

Ë quoi servent les rves, les fantasmes, les fictions, les utopies, les mythes ou les rites ? Pourquoi et comment faut-il favoriser, dans le champ de la santŽ, pour les patients comme pour les professionnels, des capacitŽs ˆ crŽer des images, ˆ Žcouter ses rves, ˆ dŽvelopper des temps propices ˆ lĠŽvasion et la crŽation (par la distraction ou la pensŽe divergente, par exemple), etc. ? Au-delˆ des situations propres ˆ la psychanalyse et ˆ la psychologie clinique, de telles capacitŽs devraient tre pensŽes de faon plus commune au regard dĠune anthropologie de la personne. Ainsi, les rŽponses seraient multiples, nŽcessitant une analyse qui dŽpasserait totalement le champ de cet ouvrage.

 

NŽanmoins on peut se questionner. Ne sĠagit-il pas dĠaller bien plus en profondeur dans lĠanalyse, que nous y invite la seule dŽmarche consistant ˆ inclure le critre de Ç crŽativitŽ È dans un rŽfŽrentiel de compŽtences ? Les rŽponses provisoires apportŽes ˆ la mme question appliquŽe ˆ la dimension Ç Žthique È (cf. encadrŽ Ç Penser lĠŽthique comme objet dĠenseignement et dĠapprentissage au regard de lĠapproche par compŽtences intŽgrŽe È, p. 165) avaient conduit ˆ surseoir ˆ lĠautonomisation dĠun domaine additionnel Ç Žthique È dans la taxonomie spŽcifique de lĠAPCi. Ë lĠinverse, il nĠest pas exclu dĠenvisager que la dimension Ç imaginaire È, qui peut dŽjˆ tre dŽclinŽe en tant que critre de qualitŽ (imaginatif-imagination, crŽativitŽ, innovation, etc.), puisse aussi tre individualisŽe en tant que domaine de savoirs et dĠactivitŽs de lĠtre humain, sollicitŽ dans le cadre de diverses compŽtences. SĠil sĠagit dĠen faire un objet dĠenseignement et dĠapprentissage, il est alors lŽgitime de revendiquer quĠil soit structurŽ en tant que construit didactique, et quĠil constitue ˆ ce titre un domaine ˆ part entire de la taxonomie des phŽnomnes dĠapprentissages.

 

Cela reste une hypothse qui permet dĠouvrir le dŽbat. En effet, ˆ lĠinstar de ce qui a ŽtŽ discutŽ quant ˆ la lŽgitimitŽ dĠun domaine Ç Žthique È, pour accepter dŽfinitivement un tel domaine surnumŽraire, encore faudrait-il quĠil puisse tre dŽcrit en termes dĠactivitŽs spŽcifiques, quĠil conviendrait de mettre en lien avec des apprentissages ˆ dŽvelopper, et dont ne rendraient compte adŽquatement aucun des autres domaines. En lĠoccurrence, les activitŽs concernŽes, qui Žmergent spontanŽment dans le cadre dĠune telle tentative dĠattribution, se traduisent, par exemple, par des verbes dĠaction tels que : imaginer, fantasmer, crŽer, innover, percevoir, inspirer, croire, inventer, sentir, oublier, frŽmir, ressentir, vivre, exister, regarder, oser, tre, pressentir, se mouvoir, dŽcouvrir, ouvrir, danser, toucher, concevoir, pouvoir, jouer, masquer, projeter, puiser, transgresser, filmer, visualiser, bouger, progresser, rver, charmer, sŽduire, vibrer, chanter, fracturer, exposer, rigoler, oser, exprimer, Žpanouir, dŽsirer, reprŽsenter. De telles activitŽs ne sont quasiment jamais catŽgorisŽes dans lĠun ou lĠautre des domaines dŽjˆ identifiŽs. Un certain nombre de critres peuvent rendre compte de la qualitŽ de telles activitŽs ; ˆ titre dĠexemples : intuition, crŽativitŽ, innovation, globalitŽ, intŽgration, beautŽ, Žquilibre, harmonie, colre, violence, fracture, essentialitŽ, essence-sens, flux, spontanŽitŽ, luciditŽ, mouvement, dŽrision, humour.

 

Par ailleurs, la plupart de ces verbes dĠaction sont essentiellement en lien avec les compŽtences du mode mental dit Ç adaptatif È, tel que le conoivent certaines approches en neurosciences, comme lĠapproche neurocognitive et comportementale. En rŽfŽrence ˆ ces cadres thŽoriques, de telles compŽtences permettent Žgalement ˆ lĠindividu, quand cela est pertinent et sur la base dĠune dŽmarche rŽflexive, de sĠŽmanciper dĠun mode mental automatique (fonctionnement primaire de base) et dĠŽvoluer vers un mode mental conscient, que certains auteurs du champ du dŽveloppement personnel nomment Ç la pleine conscience È. Ë titre dĠexemple, la capacitŽ ˆ gŽrer son stress ou ˆ travailler de faon sereine en Žquipe nŽcessite de faire appel ˆ ce type de compŽtences.

 

Ainsi, questionner la pertinence et la lŽgitimitŽ de lĠintŽgration de nouvelles catŽgories –telles que Ç Žthique È ou Ç imaginatif È- ˆ lĠaxe dimensionnel dĠune taxonomie des phŽnomnes dĠapprentissages reliŽs aux compŽtences permet de mieux apprŽhender le concept mme de taxonomie et son usage en ingŽnierie des compŽtences et en pŽdagogie. La taxonomie ˆ laquelle se rŽfre lĠAPCi se veut globale, cĠest-ˆ-dire reprŽsentative de lĠensemble des domaines de savoirs et dĠactivitŽs liŽs aux mŽtiers en santŽ, en respectant une ŽpistŽmologie ancrŽe dans les pratiques. Ë cet Žgard, le dŽbat nĠen est quĠˆ un stade exploratoire mais, en tout Žtat de cause, la rŽflexion en Žducation mŽdicale devrait inscrire ˆ son agenda de recherche la problŽmatique de la taxonomie et de la typologie des phŽnomnes dĠapprentissages en lien avec lĠapproche par compŽtences.

 

Au-delˆ des aspects spŽculatifs dĠun tel questionnement, un double enjeu se dessine : dĠun c™tŽ, il sĠagit de discuter les conditions ˆ satisfaire pour le dŽveloppement dĠune approche par compŽtences dans une perspective globale et intŽgrative ; de lĠautre, il sĠagit dĠidentifier quelles dimensions de dŽveloppement personnel pourraient ou devraient faire lĠobjet dĠun enseignement et dĠun apprentissage formalisŽs dans le cadre dĠun dŽveloppement professionnel.

 

SĠagit-il en effet pour un professionnel de la santŽ, comme on lĠa longtemps dit des Žmotions, de Ç laisser ˆ la porte de lĠh™pital È son imagination et ses croyances, au motif que ces dimensions trs personnelles nĠy auraient pas leur place et quĠil faudrait les considŽrer uniquement comme des dysfonctionnements contre-productifs, ou tout au moins inutiles dans la pratique mŽdicale et la prise de dŽcision, ce que viennent dŽmentir les recherches les plus actuelles dans les champs de la psychologie des Žmotions et des neurosciences. Pour autant, il faut reconna”tre que lĠintŽgration de telles dimensions dans un rŽfŽrentiel de compŽtences participe ˆ un processus de normalisation, ce qui ouvre le dŽbat relatif ˆ la question ŽpistŽmologique dĠune telle Žlaboration normative, ˆ mettre en tension avec la nŽcessitŽ de reconna”tre la complexitŽ des pratiques professionnelles.

 

Dans la mesure o le choix des compŽtences comme objet dĠenseignement et dĠapprentissage, en rŽponse ˆ la question ontologique dans le cadre de la rupture paradigmatique en Žducation mŽdicale (cf. p. 31), vise justement lĠĉtre anthropologique, situŽ et universel, et non un individu dŽsincarnŽ dans un monde exclusivement technique et scientifique, la reconnaissance de lĠinfluence de tels facteurs sur les pratiques professionnelles, mais Žgalement sur les savoirs expŽrientiels des patients et des communautŽs, nŽcessite une rŽflexion en profondeur autour de la question de lĠŽpistŽmologie du concept de compŽtence en santŽ, qui va au-delˆ du projet de ce guide.

 

En dŽpit de ces incertitudes, qui sont autant de pistes de recherche, et de lĠabsence actuelle dĠun cadre explicite de recherche-action concernant cette nouvelle perspective dĠouverture de la taxonomie liŽe ˆ lĠAPCi au domaine imaginatif, un exemple novateur est proposŽ. Il est dŽveloppŽ dans le cadre du rŽfŽrentiel de compŽtences intŽgrŽ de mŽdecine palliative pour une Žquipe interprofessionnelle 16 . LĠŽquipe responsable du pilotage de ce projet a voulu intŽgrer ce domaine afin de lĠexplorer directement lors de la mise en Ïuvre de leurs nouveaux programmes, que ce soit dans le cadre des dipl™mes interuniversitaires en cours de rŽvision ou du master en cours dĠimplantation. Une dŽmarche de type recherche participative devrait permettre de documenter une telle innovation. Le domaine imaginatif est dŽfini comme Ç faisant rŽfŽrence aux activitŽs dĠapprentissage en lien avec les processus de pensŽe, en particulier les reprŽsentations, images, rveries, associations dĠidŽes, dans le but de crŽation et de soutien du champ des possibles. È Parmi les sept macro-capacitŽs identifiŽes dans le rŽfŽrentiel de compŽtences, une fait rŽfŽrence au domaine Ç imaginatif È et sĠintitule Ç mobiliser les ressources de lĠimagination È. Elle se structure sous forme de quatre capacitŽs respectivement nommŽes : Ç imaginer dans sa pratique professionnelle È ; Ç crŽer dans son travail È, Ç rver un projet, une action, une production È, Ç se projeter dans son avenir professionnel È. Plus loin dans ce guide, dans la section consacrŽe aux rubriques dĠŽvaluation, plusieurs exemples documentent cette initiative exploratoire.

 

 

 

Commentaires :

 

-

-

-