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Parent F, Jouquan J. Comment Žlaborer et analyser un rŽfŽrentiel de compŽtences en santŽ. Une clarification conceptuelle et mŽthodologique de lĠapproche par compŽtences, Bruxelles 2015 : De Boeck

 

EncadrŽ 15 – page 165

 

 

 

 

Penser lĠŽthique comme objet dĠenseignement

et dĠapprentissage au regard de

lĠapproche par compŽtences intŽgrŽe.

Faut-il en faire une macro-capacitŽ ou un critre ?

 

 

Depuis Socrate, une solide tradition en philosophie occidentale affirme quĠil est impossible dĠenseigner lĠŽthique, au motif quĠelle nĠest ni une science, ni un corpus institutionnel de rgles et de principes, ni un savoir-faire. Pourtant, de nombreux organismes ou institutions mandatŽs pour Žlaborer des normes dĠagrŽment et dĠaccrŽditation des programmes des facultŽs de mŽdecine formulent des recommandations explicites en la matire.

 

Ainsi, dans son rŽfŽrentiel de compŽtences CanMEDS 2005, le Collge royal des mŽdecins et chirurgiens du Canada stipule Ç quĠen tant que professionnels, les mŽdecins sont vouŽs ˆ la santŽ et au mieux-tre de la personne et de la sociŽtŽ, ˆ la pratique respectueuse de lĠŽthique È. Aux ƒtats-Unis, lĠOutcome Project ŽditŽ par lĠAccreditation Council for Graduate Medical Education requiert que les internes dŽmontrent, ˆ lĠissue de leur formation, Ç un engagement dans lĠexercice de leurs responsabilitŽs professionnelles et une adhŽsion aux principes Žthiques È. Au Royaume-Uni, le document de cadrage Ç TomorrowĠs Doctors È, publiŽ par le General Medical Council, prescrit comme rŽsultat attendu de la formation initiale la capacitŽ des mŽdecins dipl™mŽs Ç de se comporter en accord avec les principes Žthiques et lŽgaux [et de] comprendre et accepter les responsabilitŽs lŽgales, morales et Žthiques impliquŽes dans la protection et la promotion de la santŽ, [...] notamment pour les patients les plus vulnŽrables È.

 

En France, sĠappuyant sur le rapport Cordier, le ComitŽ consultatif national dĠŽthique (CCNE) recommande dĠintroduire un enseignement dĠŽthique dans les formations aux mŽtiers de santŽ.Toutefois, tout en Žvoquant quĠun tel enseignement Ç nŽcessite une approche pŽdagogique spŽcifique È, lĠavis du CCNE est peu explicite ˆ cet Žgard, se limitant ˆ Žvoquer quelques Ç modalitŽs concrtes de son organisation È. Il Žvoque cependant quĠune formation en Žthique devrait comporter, Ç outre la transmission du savoir des normes [...], une plage de cours centrŽs sur lĠŽveil des dispositions au questionnement [Žthique] devant les cas particuliers ˆ la lumire de la pluralitŽ des situations, des contextes È. Ce faisant, en accord avec la notion que lĠŽthique du soin est ontologiquement ench‰ssŽe dans lĠaction, il est possible dĠinterprŽter lĠavis comme indiquant implicitement que la visŽe dĠune telle formation est de lĠordre de la construction de compŽtences.

 

Il convient ds lors dĠexaminer en quoi le cadre de lĠAPCi peut offrir un cadre conceptuel et opŽrationnel appropriŽ pour envisager lĠŽthique comme objet dĠenseignement et dĠapprentissage dans le cadre de dispositifs de formation professionnelle en santŽ.

 

En premire analyse, on peut reconna”tre que, nonobstant la pluralitŽ de ses fondements ŽpistŽmologiques, la notion de capacitŽ de questionnement Žthique peut tre mise en forte correspondance avec les diffŽrents ŽlŽments de la dŽfinition dĠune compŽtence ˆ laquelle ce guide se rŽfre (cf. p. 108). Ainsi, le questionnement Žthique est-il bien de lĠordre du savoir-agir adŽquatement en situation, par nature complexe. Pour ce faire, il ne saurait se rŽduire ˆ une simple procŽdure standardisŽe dĠapplication de principes, comme pourrait parfois le suggŽrer une conception rŽductrice de lĠapproche principliste de lĠŽthique de Beauchamp et Childress. Il sollicite bien, en effet, la mobilisation dĠun ensemble de ressources, ŽlaborŽes ˆ partir de savoirs multiples (perspectives ŽpistŽmologiques, dŽontologiques, donnŽes cliniques factuelles, points de vue expŽrientiels, profanes ou spirituels des personnes impliquŽes, etc.), gr‰ce ˆ des capacitŽs de nature diverse (cognitive, rŽflexive, mŽtacognitive, opŽrative, psycho-affective ou sociale). Enfin, il sĠagit bien de traiter des problmes en tant que professionnel assurant une fonction de manire Žminemment contextuelle, dans le cadre de situations spŽcifiques et singulires (par exemple : lĠaccompagnement de la fin de vie par un soignant, la dŽcision dĠutiliser un traitement onŽreux ou comportant des risques ŽlevŽs, ou encore la prescription dĠune campagne de vaccination obligatoire).

 

Cette congruence ayant ŽtŽ Žtablie, la question se pose alors dĠindividualiser un domaine additionnel Ç Žthique È dans le cadre de la taxonomie des activitŽs et des phŽnomnes dĠapprentissage proposŽe prŽcŽdemment (cf. tableau 8), qui pourrait servir dĠancrage ˆ des capacitŽs et macro-capacitŽs spŽcifiques. Ë cet Žgard, on peut relever quĠalors que lĠexigence de la prŽoccupation Žthique dans le cadre des pratiques de santŽ est aujourdĠhui trs forte, la dimension morale ou Žthique est quasiment absente des taxonomies utilisŽes dans le cadre des programmes en santŽ, alors mme quĠil existe des taxonomies gŽnŽrales du domaine moral. On peut dĠailleurs souligner que peu de rŽfŽrentiels de compŽtences sĠadossent explicitement ˆ une authentique taxonomie des activitŽs et des phŽnomnes dĠapprentissage. Outre le risque de confusions multiples que cet Žtat induit, on peut craindre quĠil ne favorise en outre, concernant la transposition du concept de compŽtence ˆ lĠenseignement et ˆ lĠapprentissage de lĠŽthique en santŽ, une approche simplificatrice. Aiguier redoute ainsi le dŽveloppement de Ç dŽmarches dĠapprentissage centrŽes sur la capacitŽ ˆ mobiliser des ressources prŽconstruites, qui ne favorise donc pas la Òcapacitation ŽthiqueÓ des acteurs, cĠest-ˆ-dire la capacitŽ des acteurs dĠagir en contexte. È Il plaide pour un Ç approfondissement ÒpragmatisteÓ [...] favorisant lĠapprentissage par les acteurs des capacitŽs ˆ construire des compŽtences en contexte È. Ce faisant, il fait expressŽment rŽfŽrence ˆ la perspective ŽpistŽmologique pragmatiste de Dewey et aux consŽquences pŽdagogiques quĠelle implique, notamment en terme de centration sur lĠapprentissage expŽrientiel et la rŽflexivitŽ, dans le cadre dĠun Ç processus dŽmocratique et dŽlibŽratif qui relve de la problŽmatisation et qui vise ˆ construire un Òmonde communÓ, non pas ˆ partir de normes prŽdŽterminŽes, mais ˆ partir de lĠexpŽrience des acteurs et de leur construction commune dĠun cadre de rŽfŽrences par lĠaction et pour lĠaction È.

 

Il est permis de voir une forte convergence entre ces orientations, dĠune part, et les prŽmisses ŽpistŽmologiques de lĠAPCi et ses options mŽthodologiques, dĠautre part. Ë cet Žgard, la logique combinatoire de la double approche de la compŽtence que propose lĠAPCi, analytique et situŽe, pourrait tre comprise comme garante de la prise en compte de la singularitŽ.

 

Ds lors, au regard de la prŽgnance de la prŽoccupation Žthique, elle pourrait lŽgitimer lĠaddition dĠun domaine Ç Žthique È dans la taxonomie de lĠAPCi, dont la complŽmentaritŽ avec les autres domaines proposŽs pourrait tre argumentŽe avec une rŽelle robustesse. Cependant, pour accepter dŽfinitivement un tel domaine surnumŽraire, encore faudrait-il quĠil puisse tre dŽcrit en termes dĠactivitŽs spŽcifiques, quĠil conviendrait de mettre en lien avec des apprentissages ˆ dŽvelopper, et dont ne rendraient compte adŽquatement aucun des autres domaines. Or les activitŽs concernŽes qui Žmergent spontanŽment dans le cadre dĠune telle tentative dĠattribution, et que traduisent, par exemple, des verbes dĠaction tels que Ç problŽmatiser È, Ç discerner È, Ç apprŽcier È, Ç analyser È, Ç Žvaluer È, Ç dŽlibŽrer È ou encore Ç juger È, pourraient quasiment toutes tre catŽgorisŽes dans lĠun ou lĠautre des domaines dŽjˆ identifiŽs, leur spŽcificitŽ ne dŽcoulant Žventuellement que de lĠadjonction dĠun complŽment dĠobjet, visant ˆ caractŽriser la situation et ˆ contextualiser lĠactivitŽ.

 

Une proposition alternative crŽdible consiste ˆ proposer que lĠattribut Ç Žthique È soit un critre de qualitŽ Ç transversal È, ˆ appliquer aux pratiques professionnelles en lien avec les diverses situations professionnelles dĠun rŽfŽrentiel de compŽtences, qui caractŽriserait ainsi plusieurs macro-capacitŽs et capacitŽs de diffŽrents domaines. De fait, la totalitŽ des rŽfŽrentiels de compŽtences ŽlaborŽs au regard de lĠAPCi, tels que ceux qui ont fourni des exemples pour ce guide, identifient le critre Ç Žthique È comme lĠun des critres de qualitŽ. Une telle mention permet alors dĠexaminer les diffŽrentes pratiques professionnelles en situation, au regard de la place quĠelles font aux valeurs morales (compassion, sollicitude), ˆ lĠengagement des acteurs (souci dĠautrui) et aux vertus du soignant (prudence, discernement, intŽgritŽ).

 

Pour autant, la nŽcessaire centration dĠun rŽfŽrentiel de compŽtences sur les composantes de lĠaction ne doit pas rŽduire le caractre Žthiquement acceptable des pratiques professionnelles ˆ la simple adaptation aux imprŽvus ou ˆ la contingence de lĠaction humaine. Elle ne doit notamment pas conduire ˆ occulter que lĠŽthique fait fondamentalement rŽfŽrence ˆ lĠexigence de rendre explicite ce au nom de quoi il est lŽgitime dĠagir. En lĠoccurrence, il en va de la finalitŽ et de lĠorientation gŽnŽrale du soin ou de lĠagir en santŽ.

 

Il para”t ds lors judicieux dĠŽnoncer que la compŽtence en santŽ doit tre comprise comme Žtant de nature Žthique sur les plans ontologique et ŽpistŽmologique, avant de lĠtre sur le plan mŽthodologique. Son explicitation ˆ des fins didactiques et pŽdagogiques ne saurait sĠaffranchir dĠun rappel constant de la vision de lĠhumain et de la santŽ, que portent solidairement les professionnels de la santŽ et qui les engagent ensemble. Dans le processus dĠŽlaboration dĠun rŽfŽrentiel de compŽtences selon la perspective de lĠAPCi, cĠest ainsi ds lĠŽtape de clarification du cadre de rŽfŽrence professionnel et du cadre de rŽfŽrence pŽdagogique que devraient tre ŽnoncŽes ces visions. En fournissant des repres pour penser la personne malade (fragile ou vulnŽrable, porteuse de ressources ou rŽsiliente, biologique ou complexe...) et lĠapproche de santŽ (soignante, curative ou globale...), il sĠagit bien dĠaider les futurs professionnels de la santŽ ˆ rŽflŽchir ˆ la manire dont leurs actes Ç rŽsistent È ˆ la mise ˆ lĠŽpreuve des valeurs.

 

Le dŽbat quant ˆ la meilleure faon de penser lĠŽthique comme objet dĠenseignement et dĠapprentissage reste donc ˆ instruire et lĠAPCi apporte ˆ cet Žgard des pistes de rŽflexion ouvertes.

 

 

 

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